Extraits
Vous êtes cordialement invité à prendre
connaissance, ci-dessous, de quelques passages de l’ouvrage
« Quintessence, Sous les doigts d’Alain Amand ». D’autres extraits figurent
également dans la partie « Biographie » de l’onglet « Alain
Amand » ; ils vous permettront de mieux appréhender l’homme et le
musicien qu’il fut.
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intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
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ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les
articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je n’entrevis tout d’abord que tes
poignets, si minces, si petits. Puis ton visage d’une blancheur laiteuse où
affleuraient de minuscules taches de rousseur, nouvellement apparues, me
semblait-il. Un visage émacié mais beau, si beau, comme illuminé de
l’intérieur. Un visage d’ange d’une délicatesse extrême. De longues lèvres
fines et rosées, légèrement entrouvertes. Des paupières closes et diaphanes,
ornées de longs cils blonds. Un front immense barré de quelques rides légères,
encadré de cheveux fins et filasse coupés très courts.
Ton pauvre corps hâve était vêtu d’une
veste de pyjama bleu ciel. Mais une chose dans cette vision pathétique me
fascinait : tes mains. Des mains blanches comme la neige, où ne saillait pas la
moindre veine. Et pleines, galbées, aux formes harmonieuses, en dépit de
l’extrême maigreur de tout ton corps. Des mains épargnées par la maladie
qu’elles paraissaient défier. Des mains
magnifiques. Des mains de pianiste, qui reposaient à plat sur les draps jaune
d’or de ton lit d’hôpital, et m’attiraient comme un aimant...
Je m’approchai timidement de ce lit de
douleur, avec un sentiment d’impuissance et de désarroi. On tapotait ta joue.
Trop violemment, me semblait-il. On soulevait ta main qui retombait, inerte.
Etait-ce pour te tirer de ce grand sommeil dans lequel tu t’enfonçais
inexorablement ? On humectait tes lèvres avec un linge humide. On te cria mon
prénom à l’oreille gauche, la seule qu’une prothèse rendait encore accessible à
quelques rares sons. Tu ouvris brusquement les yeux, mais les refermas
aussitôt.
Je ressentais ces gestes et ces cris
comme autant d’agressions brutales et inutiles. N’aspirais-tu pas au calme et à
la douceur ?
Lorsque ton visage grimaça de douleur, je me rapprochai un peu plus près encore. Tu portas la main à ton corps d’un geste lent. Je m’inquiétai. « Il ne souffre pas », m’assura-t-on. «Il est sous morphine ». Et pourtant...
Une vague d’amour me submergeait, tandis
qu’un élan irrépressible me poussait vers toi. Je m’absorbai dans la
contemplation de ton visage et de tes mains. Celles-ci m’hypnotisaient, et une envie irrésistible
de les saisir m’étreignit. Je demandai l’autorisation. On me l’accorda. Je pris
alors vivement ta main gauche dans les miennes. Elle était agréablement chaude.
Et douce. Le monde extérieur n’existait plus. Il n’y avait que nous. On me
laissa enfin seule avec toi.
Tes doigts pressaient légèrement les
miens. Je les embrassai avec émotion et respect. Et une tendresse infinie. Pour
ce qu’ils m’avaient apporté de bonheur, de rêve, de beauté. Ta main droite,
très lentement, vint saisir la mienne, et tu voulus la porter à ton visage.
Mais trop grand était l’effort, et, sans force, tu la laissas bientôt retomber.
Tu grommelas quelques paroles
indistinctes que je ne compris pas ; je ne m’attendais pas à ce que tu parles,
je n’étais pas attentive. Je m’en voulus, et m’apprêtai alors à recueillir le
moindre mot de tes lèvres adorées. Mais tu ne dis plus rien.
Pouvoir embrasser et caresser ton
visage. Passer la main dans tes fins cheveux. Te murmurer les mots essentiels.
Les penser simplement. A quoi bon te les hurler ? Tu les entendais. Ton âme,
ton cœur, les entendaient. Et tu me ressentais de tout ton être.
Tu ouvris une nouvelle fois les yeux,
les refermas, mais les rouvris soudain très grands en me fixant. Tu m’avais
reconnue... Sans aucun doute possible. Tu te dressas alors sur ton lit dans une
tentative désespérée pour te lever, avec un sursaut d’énergie qui me surprit et
me terrifia. Je te saisis par les épaules, mais déjà une quinte de toux venait
anéantir tes pauvres efforts, et tu t’abandonnas à mon étreinte pour retomber
sur les draps jaunes. Tes paupières désormais closes ne me feraient plus jamais
l’offrande de tes yeux si bleus. Tu reposais, calme, apaisé. Et livré à ma
contemplation émue, tu pouvais capter chaque vibration de mon être qui
s’élevait vers toi, en partance.
Dehors, de grands arbres frôlaient ta
fenêtre. Leurs feuilles jaunies dansaient et voletaient dans les airs. Ils
semblaient t’attendre, patiemment. Seuls témoins de nos adieux.
Caresser une dernière fois ton visage.
L’embrasser. Lorsqu’il fallut lâcher ta main, je ressentis un très grand froid,
le même froid qui me glaçait lorsque ton regard se détachait du mien. Je me
retournai pour tenter de capter une dernière image. Je ne voulais pas partir.
J’aurais aimé rester près de toi et t’accompagner. Jusqu’à ton dernier souffle.
D’Alain Amand, je ne connaissais rien.
Je l’avais reçu comme un cadeau céleste, brûlant comme le feu et la glace,
fragile comme une fleur de rosée. Il alliait la grâce et la puissance de
l’ange. Et je devinais son âme ciselée par la musique, aussi pure que le
cristal.
A cette époque, toute la dimension
artistique d’Alain Amand m’était encore inconnue. J’avais porté sur lui un
regard neuf, embué par le ravissement. Cette virtuosité extraordinaire que je
pressentais en lui, nul ne m’en avait soufflé l’existence. Je ne l’avais donc
pas reçue comme une vérité préétablie. Je ne pouvais pas non plus la jauger, je
n’étais pas qualifiée pour cela. Non, cette dimension musicale si prodigieuse,
je l’avais palpée, ressentie, éprouvée par moi-même. C’était une
révélation au sens presque mystique du terme.
Un piano de concert est une chose
magnifique ; c’est une œuvre d’art, un bijou précieux, un passeport pour le
rêve et l’évasion, le recueillement ou l’extase. Mais deux pianos, je trouvais
cela encore plus beau, plus puissant peut-être. Cet ensemble de lignes courbes
qui s’épousaient parfaitement, comme devait s’épouser le talent des musiciens
qui les faisaient vibrer, avait quelque chose de fascinant, d’ensorcelant, de
sensuel.
Sans lui, la lumière devenait moins
intense et moins belle, la journée se teintait de vague mélancolie et de
sombres pensées érigeaient en moi des murs de néant.
Mais mon esprit était ailleurs. Quelque
part dans Paris. Sur les talons d’un musicien pressé, reliée à lui par un fil
invisible. Le manque se réinstallait dans mon cœur avec toujours plus d’acuité.
Où était-il parti ? Qui avait-il
rejoint ? Ces questions m’obsédaient. Plus j’approchais Alain et plus le
mystère qui l’entourait semblait s’épaissir. Il y avait tant de facettes de lui
que je ne connaissais pas... Je prenais la mesure de l’immense distance
qui nous séparait et que nos rencontres trop rares et trop
brèves n’arriveraient sans doute pas à combler. Je soupirai. C’était certain,
je poursuivais une chimère.
Avant de s’asseoir, les deux pianistes
gratifièrent le public d’un petit salut, et comme à son habitude, Alain
parcourut l’assistance d’un coup d’œil scrutateur. Dans cet instant si court,
le hasard voulut que son regard croisa le mien ; il eut alors un petit sursaut
de surprise, nettement perceptible, qui me fut aussi agréable qu’inattendu.
J’eus beaucoup de mal à réprimer mon envie de sourire à sa réaction. A n’en pas
douter, il ne s’attendait pas à ma présence ce soir-là. Avait-il aperçu
Aurélien et son père avant le concert, et avait-il conclu de mon absence à
leurs côtés que je ne viendrais pas ? C’était probable. Mais ma présence ne lui
était pas indifférente, sa réaction en témoignait, et cela me consola de mes
déboires. Je me trouvais dans cette salle par je ne savais quel miracle, envers
et contre ceux qui s’étaient arrangés pour que je n’y sois pas. Assurément, une
force me poussait vers Alain et protégeait mon approche.
La tournée fut un enchantement pour l’admiratrice
que j’étais devenue. Alain sortait souvent en nage d’un récital, le visage et
les cheveux trempés de sueur. Après un
concert, son regard se faisait toujours plus brillant, plus pénétrant, et le
bleu de ses yeux n’en était que plus intense. Je le remarquai véritablement
pour la première fois à Douai lorsque je m’empressai de le saluer à l’entracte.
Bien qu’assuré de ma présence, il fut cependant sincèrement étonné que je sois
venue de si loin uniquement pour lui. Il en était visiblement ému, et tout en
saisissant la main que je lui tendais timidement, il m’attira à lui et se
pencha doucement vers moi pour m’embrasser.
La peau de son visage était légèrement
humide, et sa chemise blanche baignée de sueur collait à son thorax. Ses
cheveux agglutinés en mèches par la transpiration venaient balayer le haut de
son front de façon désinvolte. Et dans ce visage marqué par l’effort, je ne
voyais plus que son regard qui capturait le mien dans une spirale d’un bleu
infini.
Quelques violonistes de l’orchestre
l’entouraient. Pour la première fois, je le voyais cerné de femmes. Cette
vision inhabituelle me mettait mal à
l’aise et excitait ma jalousie maladive. L’une d’elles, semblant jauger mon
admiration pour Alain, me toisa telle une rivale et me lança d’un ton arrogant
: « Vous êtes pianiste ? », ce à quoi je répondis bien
innocemment par la négative, embarrassée et m’excusant presque de cet état de
chose. Elle parut ne pas comprendre. J’interrogeai Alain du regard ; il sourit,
apparemment très amusé. Nos rencontres précédentes avaient tissé des liens qui
devenaient « notre » petite histoire, et une réelle complicité
s’installait entre nous.
Mais je surpris ce soir-là son regard
posé fixement sur moi avec insistance. Il ne détourna pas les yeux, et nous
pûmes ainsi communiquer d’âme à âme. Je
savais soutenir son regard sans que ni lui ni moi n’en éprouvions la moindre
gêne. Il me paraissait dans ces moments-là totalement coupé de l’extérieur,
comme isolé dans sa bulle, et je ressentais dans ce regard comme un appel,
presqu’une supplication. Il y exprimait une détresse intérieure ineffable que
je percevais nettement, cette même détresse qui me pousserait plus tard à
passer outre ses comportements tyranniques.
Il est étrange de penser à quel point
ces instants de communion, où tout semblait être dit dans un regard et un
sourire, tranchaient avec ses manières si souvent expéditives. Il devait
m’offrir deux visages, et il me faudrait sans cesse me souvenir de l’un pour ne
pas fuir devant l’autre. Je n’étais pas
amoureuse d’Alain, car cette gamme de sentiments n’aurait pas résisté aux
assauts répétés de son intransigeance. J’aimais Alain ; malgré lui. Ce qui me
permit de ne jamais le perdre de vue.
Ses sourires étaient parfois empreints
d’une infinie tristesse. Mouillés, pathétiques. Comme s’il souriait malgré
tout. Quelque part, je le sentais malheureux. C’était une impression vague,
sans fondement véritable, comme un appel auquel je ne savais comment répondre.
J’avais envie de le prendre dans mes bras et de le consoler, sans savoir
vraiment de quoi je devais le consoler. Mais je me contentais de lui rendre
timidement son sourire. Nous n’étions pas seuls. Nous n’étions jamais vraiment
seuls. L’eussions-nous été que l’audace m’aurait manqué, sans doute. Pourtant,
ces petits riens échangés entre nous tissaient de fils de soie la toile dans
laquelle nous allions nous débattre tous les deux. Moi, surtout. Moi, surtout…
Je décidai de lui écrire ...
Tout, dans ma pauvre missive, dissonait
et jurait avec nos relations toutes de regards et de sourires, du bout des yeux
et du bout des lèvres, où les mots n’avaient pas encore pris leur place, où les
mots étaient inutiles, presque sacrilèges. J’avais si mal traduit ce que je
ressentais, j’avais si mal choisi les mots ... A peine avais-je posté mon
courrier que je me sentis stupide. Cette lettre n’avait rien à voir avec moi.
Mon désir d’un plus grand bonheur valait-il la peine de risquer de détruire ces
relations si délicates qui s’étaient nouées entre nous, et que je considérais
déjà comme privilégiées ?
Je pouvais capturer et soutenir son
regard, le soutenir pendant si longtemps... J’avais reçu des sourires beaux à
en pleurer. J’étais devenue son
admiratrice la plus fidèle. Quelque chose passait entre nous, quelque chose
d’indéfinissable et de merveilleux. Et je mettais tout ce trésor en jeu pour
une simple présomption. J’avais envoyé
ma lettre comme un naufragé une bouteille à la mer, avec l’espoir certes
qu’elle atteigne sa destination, mais aussi la secrète conviction qu’elle
n’arriverait jamais.
Il était une onde de
pure magie
Alain aimait les 24 lieder du Voyage d’Hiver,
avec peut-être quelques préférences pour certains, dont « der
Wegweiser » -le poteau indicateur. J’assisterais au total à cinq
représentations et une répétition de cette œuvre, avec toujours la même
passion, le même regard attentif et attendri pour ce frêle pianiste qui
interprétait là -je le comprendrais
plus tard- sa propre marche funèbre, avec détachement, impassible, en retrait,
presque effacé, déjà, comme si les contours de son propre corps et de sa propre
vie s’estompaient peu à peu dans un ailleurs. Alain s’identifiait peut-être à
ce voyageur au crépuscule de sa vie. Quelles devaient être sa détresse
intérieure, sa solitude et sa révolte... Et moi, le spectateur, qui ne savait
pas, comme tous ces autres spectateurs, venus écouter un chant si beau, si pur,
si douloureux.
Lorsque la représentation fut terminée,
le public se dispersa. Je rejoignis Alain dans l’entrée de la péniche. Il était
très joyeux et m’offrit un sourire généreux qui accrochait une lueur de malice
dans ses yeux rieurs. Il avait laissé de côté, sur l’estrade, son rôle de
voyageur moribond, pour reprendre pied
dans la vie, une vie qu’il aimait tant. Lorsqu’il riait ou souriait, parfois,
il découvrait une dentition parfaite qui ajoutait à la beauté de son visage sur
lequel pouvaient se lire ses origines slaves, puisqu’il était d’ascendance
polonaise par sa mère. L’éclairage particulier de la péniche faisait ressortir
avec plus d’acuité encore cette beauté singulière qui me subjuguait. Jamais ses
yeux ne m’avaient paru aussi bleus. Il était heureux de ma présence et
m’embrassa chaleureusement. Avec une
certaine fierté, il me présenta même à
Bernard Deletré. Ce fut pour moi comme un cadeau, cette attention particulière
qu’il m’accordait à moi, qui depuis le début le suivais et restais dans son
ombre. Et cela me fit un drôle d’effet de l’entendre prononcer mon nom. Dans sa
bouche, il me semblait soudain bizarre, ce nom, presque étranger à moi-même.
J’avais l’étrange impression que mon
existence prenait corps ... C’était un
sentiment indéfinissable et singulier.
Puis, je sortis un moment sur le pont de
la péniche, où d’autres personnes l’attendaient. Je reconnus l’homme que
j’avais salué dans la salle avant la représentation. Il m’adressa une remarque
amusée et légèrement teintée d’ironie
:
- Mais vous le suivez partout, ma parole !
La voix était grave et posée, les mots
fortement appuyés. La phrase me laissa un court instant interdite, avant de
constater moi-même, réalisant en même temps l’étrangeté du fait :
- Mais vous aussi, vous le suivez
partout ...
- Oh, mais nous, on est les groupies du
pianiste !
La réponse ne me satisfaisait pas
vraiment. Un déclic venait de se produire dans mon esprit, une interrogation,
une éventualité... sans pouvoir me l’expliquer vraiment. Je grelottais de froid sous le vent glacial
qui me cinglait le visage et transperçait mes vêtements trop légers. C’est
alors qu’Alain sortit à son tour, en bras de chemise, dans la plus totale
insouciance… L’homme s’en inquiéta aussitôt et lui dit avec empressement :
- Couvre-toi, tu vas prendre froid.
Alain s’exécuta immédiatement,
redescendant dans la loge y chercher son manteau.
J’assistais à la scène avec
consternation. Elle pouvait paraître banale à beaucoup, mais quelque chose
décidément m’intriguait. Le ton. Le ton si particulier de l’injonction faite
par l’homme à Alain. C’était un ton presque ... maternel, protecteur. Oui,
c’était cela ! Protecteur...
Je me sentais abandonnée, trahie, et envahie
de sentiments contradictoires. Et si seule, au-milieu de ce quartier inconnu,
le long de ce quai qui me parut soudain sinistre à en pleurer. L’eau du canal
était plus noire que la nuit environnante, et j’avais une envie morbide de m’y
jeter et disparaître. Je connus alors mon premier sentiment de révolte
vis-à-vis d’Alain. De quel droit, non mais de quel droit se conduisait-il de
cette manière ? Je pouvais admettre qu’il me demandât un cachet. Mais lui, ne
pouvait-il pas aussi faire l’effort de comprendre ma situation, chercher
ensemble un arrangement, me conseiller ? Je me souvenais douloureusement de la
veille, où il était si souriant, si malicieux, si insouciant. Sa fierté
lorsqu’il me présenta à Bernard Deletré. Cette complicité que je pouvais lire
dans son regard. Ce regard qui aujourd’hui avait toujours fui le mien. Mais
pourquoi donc me présentait-il toujours deux visages, si dissemblables en apparence ? Lequel était réellement le
sien ? Je me sentis impuissante à trouver la réponse. La rage prenait le
dessus. Je devais me révolter pour ne pas me faire dévorer tout entière par
l’ange tyrannique qui avait nom Alain Amand.
Je le trouverais parfois
trop entêté dans ses retranchements, comme trop exclusif dans ses affections. S’il
en avait été autrement, peut-être alors
aurait-il pu laisser une petite fenêtre entrouverte pour ceux qui restaient
dehors et qui ne demandaient qu’à frapper à son cœur. Cette fenêtre, il finira
pourtant par me l’ouvrir et je m’y précipiterai comme un papillon vers la
lumière, de toute mon âme, juste avant que la sienne ne s’envole. Comme si,
véritablement, ce devait être la mort, ce passage, qui nous réunirait et nous
tiendrait reliés l’un à l’autre.
Alain était vraiment adorable ce jour-là
et jamais une journée passée près de lui n’avait été aussi merveilleuse, aussi
pleine, aussi riche de musique, de joies, de rencontres, d’attentions pudiques
et contenues. Jamais la lumière ne m’avait paru aussi douce. Et plus jamais il
ne serait aussi disponible, aussi accessible pourrais-je dire, qu’il ne le fut
ce jour-là. C’était la dernière fois que je passais d’aussi bons moments près
de lui, dans une insouciance apparente et dans l’ignorance de son mal. Un mal
qui s’insinuerait bientôt entre nous et anéantirait nos si beaux projets de
concerts, un mal qui le traquerait et l’isolerait dans ses derniers
retranchements avant de nous réunir dans une ultime rencontre plus émouvante et
poignante que toutes les autres.
Mon cœur s’enflait de joie et mon âme
dansait légèrement au-dessus de moi. Mes pensées tout absorbées d’Alain me
tenaient reliée à lui par un fil invisible que nul ne pourrait jamais rompre.
Que m’importait que nos chemins se séparent sans cesse ? Au-delà des routes de
bitume, des lieux physiques où nous nous trouvions si rarement ensemble,
au-delà de sa vie quotidienne qui n’était pas ma vie, nos chemins se
rejoignaient toujours dans un grand flot de musique, de poésie et d’émotion. Il
me suffisait de penser à lui...
J’en oubliais la détresse dans son
regard perdu.
Je l’observais marcher vers nous. On
aurait dit qu’il allait se casser... Jamais encore il ne m’avait paru aussi
maigre ni aussi épuisé. Le fringant concertiste de mai 92, pourtant déjà si
mince, n’était plus qu’un souvenir. J’avais près de moi un homme tassé, affaibli, meurtri, souffrant de toute
évidence dans sa chair, et me donnant aussi cette vague impression d’avoir
vieilli. En fait, il paraissait sans âge. Je percevais nettement son désarroi
et sa souffrance. J’avais une envie
presque irrépressible de lui prendre la main, simplement, sans rien dire, juste
pour qu’il sache que j’étais là, que je serais toujours là pour lui. Mais je
n’en fis rien. Il y avait bien trop de monde, il y avait toujours trop de monde
autour de nous.
Mais je me souviens tout
particulièrement et avec beaucoup d’émotion de cette vieille dame qui apparut
près de nous presque par magie, et se mit à chanter pour tous les gens qui se trouvaient
dans l’établissement. Elle était venue se placer debout juste derrière Alain
et -c’est très étrange- mais j’avais l’impression que son chant lui
était tout particulièrement destiné. Un chant très clair, très limpide. Des
notes bien tenues. Tout le monde
l’écoutait avec attention. Alain également. A un moment, il nous dit tout bas :
- Il faudrait qu’elle travaille ses
basses...
Le musicien avait parlé, le pédagogue
aussi ; mais sa critique était bienveillante et constructive.
La vieille dame avait de la joie de vivre dans le regard et une douceur
infinie émanait de sa personne. Sa présence semblait protectrice et
bienfaisante. En y repensant, je me demande si ce n’était pas l’un de ces êtres
de lumière qui prennent corps l’espace d’un instant pour apporter quelque
chose aux incarnés sur le chemin de l’accomplissement de leur destin. Un signe.
Un message. Etait-elle là pour Alain ?
Seule dans ma voiture, et en proie aux
tourments les plus extrêmes, je ne
pouvais m’empêcher de ressasser la scène. Ma jalousie maladive culminait à son
paroxysme. Pourtant, rien dans la conduite d’Alain ne pouvait justifier une
telle détresse de ma part. J’essayais de me raisonner.
Et puis, n’y avait-il pas Eric ? Eric,
l’homme de tous les concerts, celui qui restait dans l’ombre d’Alain mais dont
je ne devinais que trop bien l’importance. Eric, que bizarrement j’aimais
beaucoup, et pour qui, curieusement, je n’avais jamais ressenti la moindre jalousie. ...
N’y avait-il pas aussi entre Alain et
moi cette attention particulière, ce
lien si ténu et en même temps si fort qui nous réunissait toujours. Ce lien
n’aurait pu exister si une quelconque relation féminine avait accaparé son cœur
; j’en étais certaine.
Un peu rassérénée par mon raisonnement,
j’essayai de chasser la scène de mon esprit
Il me fallut vivre un certain temps avec
mes doutes et mes craintes. Chaque instant de sérénité retrouvée était aussitôt
hanté par la vision tenace et grimaçante qui venait ébranler mes plus belles
certitudes. Si mon amour pouvait résister à tout, et même à une autre femme,
mon équilibre psychique et émotionnel, lui, ne pouvait que vaciller sur sa base
comme un château de cartes. Je vécus quelques jours d’enfer durant lesquels je
remis en question tout ce qui était devenu ma raison de vivre, avec l’envie de
tout laisser tomber. De si minces satisfactions personnelles méritaient-elles
un travail aussi acharné et aussi ingrat ?
Il est vrai qu’Alain était très maigre.
Sa peau diaphane se tendait sur un visage hâve et émacié. Ses cheveux
clairsemés et coupés très courts n’apportaient aucun volume à une tête qui
paraissait plus petite. Le cou qui la supportait était si décharné que les
veines saillaient et roulaient sous la peau, tandis-que sa nuque se creusait de
plus en plus et que ses yeux cernés s’enfonçaient dans leurs orbites. Dans ce
visage ravagé, son regard paraissait encore plus vif et plus perçant, et le
bleu de ses yeux avait quelque chose d’étrange, presque surnaturel. Lorsqu’il
parlait ou souriait, ses lèvres découvraient une dentition parfaite d’une
grande blancheur. J’étais fascinée par ces couleurs bleue et blanche qui
émanaient de son visage translucide. Il me semblait que même si son corps
s’amenuisait encore au point de se dissoudre dans le néant, ces couleurs ne
disparaîtraient jamais et subsisteraient comme une petite flamme bleue et
blanche qui danserait légèrement, légèrement...
Mais Alain avait toujours en lui ce pouvoir
d’exprimer la musique qui lui permettait d’arracher à son piano toute la gamme
des émotions et des sentiments, et d’offrir en calice leur essence divine avec
une sensibilité exacerbée.
Il était toujours habité par cette force
intérieure presque surnaturelle, cette petite flamme ardente qui se consume
dans le cœur de tout artiste authentique et lui permet de se dépasser. Cette
petite flamme de beauté, de pureté, de connaissance, d’amour, d’essence même du
divin qui n’ont de cesse de trouver un
canal par lequel se manifester : la
musique, la poésie, la peinture .... toutes formes d’art, qui sont autant
d’expressions reliant l’âme aux différents plans de l’existence. Un lien entre
l’impalpable et le tangible, entre l’au-delà et ici-bas.
Alain était un phare, une lumière
immense, mais douce et protectrice, qui capturait son public, l’hypnotisait,
l’enveloppait aussi longtemps que flottait sa musique.
Et devant ce public qui, en grande
majorité, retrouvait avec stupeur un Alain Amand amaigri et visiblement très
malade, il transcenda sa souffrance et se fit l’exorciste de sa propre douleur.
La Septième de Prokofiev fut un morceau de virtuosité bouleversante et je
soupirai de soulagement lorsqu’il frappa la dernière note et que le public
l’acclama.
Il y avait en moi cette attente qui
grandissait peu à peu sans que j’en prenne réellement conscience, et qui me
faisait cruellement souffrir parce qu’elle n’était jamais comblée. Alain était
bien loin de comprendre mes aspirations. Ou plutôt, il préférait les ignorer.
Tout lui était dû dans ces relations qu’il avait voulu strictement
professionnelles et dans lesquelles aucun élément personnel et passionnel ne
devait interférer, selon ses propres termes. Tout notre édifice relationnel
était basé sur ce pacte, ces conditions sine qua non. Un marché. Un accord
tacite des limites duquel il ne fallait pas sortir. Lui, l’artiste. Moi, « l’impresario » .
Je n’osais pas le questionner. Mais je
ne demandais qu’à croire au miracle. Pas une seconde je ne pouvais imaginer le
pire. Pas une seconde je ne voulais appréhender un avenir sans lui, sans la
magie de ses mains sur le clavier, sans ses mots qu’une émotion, une angoisse,
un léger trouble suffisaient à retenir captifs, avant de les laisser couler
dans un débit rapide de sa voix si aérienne et sensiblement modulée. Ce léger
défaut faisait partie de son charme ; il le rendait si touchant que je
réprimais avec peine un sourire attendri lorsqu’un mot se montrait un peu trop
récalcitrant.
Oui, Alain faisait partie de tout mon
être. Qu’il se montrât parfois ingrat et de plus en plus exigeant m’importait
peu. Il y avait entre nous quelque chose d’indéfinissable et de très fort, un
lien qui me paraissait indestructible. J’étais certaine d’une chose : Alain
valait la peine qu’on l’aimât. Oh, oui... il en valait vraiment la peine !
Lorsqu’il donnait ses cours à
Valenciennes, et se faisait raccompagner en voiture à la maison familiale de
Neuville le soir, il demandait souvent à descendre en chemin, et parcourait
ainsi les derniers kilomètres à pied. Il faisait aussi fréquemment le tour du
village le soir. Sans doute ces longues marches en solitaire
nourrissaient-elles ses réflexions. A
quoi pensait-il donc, tandis-que ses grandes enjambées légères foulaient à
peine cette terre natale du Nord à laquelle il était attaché ? à la fatalité ?
à la musique, sa vie ? Quelles idées
morbides pouvaient bien lui traverser l’esprit dans ces moments de solitude recherchée
? J’imagine que son regard embué ne distinguait plus très bien les formes
estompées du paysage et que des larmes devaient peut-être rouler sur ses joues
creuses. Des larmes qu’il ne devait pas chercher à cacher dans l’obscurité
complice. J’imagine la détresse morale qui devait être la sienne, et le
monstrueux cafard fondant sur lui comme
une immense pieuvre aux multiples tentacules...
Pourtant, s’il souffrait sans aucun
doute d’avoir à renoncer à tout ce qu’il était en droit d’attendre encore de l’existence,
de sa jeunesse et de son talent, je pense qu’il ne craignait pas la mort. Il
avait une perception aiguë du sens de la vie. Il était capable d’un profond
détachement qui lui permettait de se poser en observateur de sa propre
destinée. D’analyser les événements. Calmement. Froidement. Sans réelle émotion
et sans désespérance. De s’en amuser même, lui qui était si ludique. Capable
aussi, je le pense, de percevoir ces sphères que la musique lui permettait
d’appréhender.
- Descendez... les portes vont se
fermer, vous savez...
Oh, mais non, les portes n’allaient pas
se fermer. Les portes attendaient obstinément que je descende de ce train
parce-que, décidément, il avait été écrit que je n’accompagnerais pas Alain
jusqu’au prochain arrêt. Je me résolus enfin à franchir cette satanée porte, en
me retournant une dernière fois sur mon bien-aimé. J’avais le cœur lourd, et il
le comprenait très bien. Il eut un regard et un sourire très doux.
- Oh, et merci pour ce magnifique pull !
Il avait saisi celui-ci dans ses doigts
et l’exhibait fièrement. Je lui souris à mon tour. J’avais ressenti dans ces
moments trop brefs beaucoup de non-dit et de complicité. Je me sentais si bien
avec lui. J’aurais pu le suivre au bout du monde. Au bout de Son monde. J’aurais
tout donné pour lui, pour que le bleu de ses yeux ne s’effacât jamais, et que
ses doigts pussent encore parcourir très longtemps les touches blanches et
noires. J’aurais voulu prendre sa souffrance et gommer de son visage cette
vague mélancolie qui l’enveloppait comme un voile.
Je n’avais jamais su très bien me
définir par rapport à Alain. J’avais conscience que ma présence assidue dans
son sillage devait exciter bien des curiosités et engendrer bien des
suppositions. Cela m’était égal, m’amusait et même me flattait.
Nos relations étaient si singulières. Un
mélange d’estime, de retenue, de tyrannie et de complicité. De pudiques
confidences à demi-mots. Un rapport de forces sans concession dans lequel nos
deux personnalités s’entrechoquaient sans cesse. Un océan de regards, de
sourires, et d’attentions particulières qui remplissaient l’espace en égrenant
le temps. Mes sentiments sublimés y trouvaient leur compte, et j’essayais de
m’en tenir à cet état de pure relation artistique qu’il avait souhaité,
même si, parfois, j’avais beaucoup de mal à contenir les éléments passionnels
qui m’animaient. J’avais conscience que l’amour et l’admiration sans bornes que
je lui vouais débordaient peut-être un peu les limites d’une stricte relation
professionnelle.
Qui étais-je vraiment ? Une admiratrice,
une « fan » comme il disait ? Au début sans doute, mais j’avais
dépassé ce simple stade depuis longtemps. Une
amie ? Je ne faisais pas partie du petit cénacle d’intimes qui
gravitaient autour de lui. L’impresario ?
C’est ainsi qu’Alain aimait me définir, mais même s’il me flattait
beaucoup, ce terme était à mon avis beaucoup trop prétentieux. Je m’étais
improvisée dans ce rôle par passion pour le virtuose ; je faisais mes armes sur
le terrain et, à vrai dire, l’ impresario que j’étais n’en était encore
qu’à ses balbutiements et ne se prenait pas vraiment au sérieux.
En fait, il y avait entre Alain et moi
un lien indéfinissable, une force que je ressentais sans pouvoir vraiment la
définir.
J’assistais pour la sixième fois à la
représentation du Voyage d’Hiver. Ce serait là ma dernière écoute, auprès d’un
public attentif et connaisseur.
Les différents lieder m’étaient
maintenant devenus familiers. J’avais mes préférés, mais tous me plaisaient. Je
reconnaissais les traits mélodiques et
pouvais anticiper les interventions d’Alain. Moi qui ignorais
pratiquement tout de Schubert et de ses lieder avant de le connaître... Ce
Voyage d’Hiver, si chargé d’émotions, de souvenirs, m’apporta une richesse
intérieure infinie. Une page de poésie. Une quête philosophique. Une
interrogation sur la mort. Nulle autre œuvre ne me permit autant que celle-là
d’accompagner Alain en pensée dans sa traversée lucide et solitaire vers le
tombeau. J’essayais de m’identifier à lui, de deviner les sentiments qui
devaient l’animer. Avait-il peur ?
Redoutait-il le néant ou connaissait-il l’espérance ? Son attitude était digne.
Sans révolte. Mais acceptait-il vraiment ?
Je fis taire ses inquiétudes. Mon cœur bondissait
dans ma poitrine. Je ne trouvais pas les mots. J’avais eu l’impression de le
voir dériver et s’éloigner de moi irrémédiablement ; de moi, et des autres ; de
la vie, du-moins de cette vie. Et cela m’avait fait peur. Je voulais le retenir
encore. Je voulais au-moins lui apporter l’assurance de cette tendresse si
singulière qui nous réunissait toujours lorsqu’il jouait. L’assurance de ce
lien indéfinissable et si fort qui était l’essence même du privilège de notre
relation. Lui dire simplement «Je suis là ».
Un Alain Amand si décontracté qu’il me
donnait presque l’impression que tout lui était désormais égal. Pourtant, cette
désinvolture apparente n’était autre qu’un sentiment de détachement poussé à
son paroxysme. Il avait atteint un degré d’acceptation et une maturité musicale
si élevés que personne n’aurait pu lui reprocher d’être trop jeune pour se
permettre de jouer l’Opus 109 de Beethoven. Son âme flottait dans sa musique.
En fait, Alain n’était plus que musique.
Je me souviens avec attendrissement de
ce jeune papa accompagné de sa petite fille. Ils étaient assis tous deux au
premier rang, juste devant le piano, mais un peu trop à droite pour bien
apercevoir le clavier. Durant la Sonate de Prokofiev, l’homme, sans doute curieux
d’un tel déchaînement de virtuosité, se penchait dangereusement sur la gauche
pour regarder les mains d’Alain, et il poussait des « Oh » muets
d’admiration et d’ébahissement en écarquillant les yeux. Je suis certaine que
la magie d’Alain restera gravée dans sa mémoire et y brûlera à jamais comme une
petite flamme de pur bonheur. Un instant d’éternité. Comme si chacun de nous ce
jour-là pouvait toucher du doigt une part du divin.
Le papier cellophane scintillait sous la
faible lueur des lampadaires qui éclairaient le parking. Les fleurs aux reflets
chatoyants paraissaient s’animer sous les doigts d’Alain. Elles ressemblaient à
des papillons multicolores qui virevoltaient légèrement sous mon regard
émerveillé. Je me laissais fasciner par l’enchantement que ce bouquet
provoquait en moi, une émotion que je n’aurais su définir, liée à cet instant
unique qui se superposait à tous les instants uniques que j’avais vécus avec
Alain. Il prenait dans ses mains une coloration particulière.
Quand, soudain, celui-ci vint briser
l’intégrité de la gerbe en y prélevant une à une toutes les tulipes. Intriguée
et horrifiée, je le regardais éventrer l’objet de mon ravissement. N’allait-il
pas garder ces fleurs qui n’étaient que pour lui, uniquement pour lui ? Je
m’étais fait une telle joie de les lui voir remettre. Un si joli
bouquet...
Alain s’avança vers moi, les tulipes à
la main, et durant une fraction de seconde, je crus qu’il allait me les offrir.
Mais le joli petit bouquet ne fit que passer sous mon regard désappointé pour
atterrir dans le coffre ouvert de sa voiture. Je tentai de dissimuler ma
déception, et tournai alors des yeux interrogateurs vers la gerbe. Mais elle
aussi, prit un autre chemin que celui
de mes bras, tandis-que je pensai
tristement : « Il ne me donnera même pas une fleur... ».
Alain eut-il même conscience de ma
secrète attente et de ma peine ? Ou estimait-il ne m’être redevable d’aucune
attention particulière ?
Il prit congé de tous, m’embrassa, ôta
son manteau et alla s’asseoir sur le siège passager. Il était certainement très
fatigué. Bientôt, le petit groupe se dispersa, et je rejoignis Anne et Jérôme
près des marches du conservatoire. Lorsque la voiture d’Alain passa devant
nous, il nous fit un bref signe de la tête avant de disparaître dans la nuit.
Toutes les portes du bâtiment étaient maintenant closes, et le hall d’entrée
plongé dans une obscurité lugubre qui me fit frissonner.
Je resterais bizarrement meurtrie par la
scène du bouquet. Une seule fleur aurait comblé mon attente. Rien qu’une fleur....
Je lui parlai des démarches que j’étais
en train d’effectuer auprès des Centres Culturels français à l’étranger,
notamment dans des villes comme Moscou ou Prague.
- Prague ?! s’exclama-t-il avec
véhémence en me dévisageant. Et j’aurais presque pu entendre « Rien que ça
? ».
Je souris tristement. Il avait l’art de
refroidir mes plus grandes ardeurs. J’avais tant besoin qu’il s’enthousiasmât
un peu plus pour les projets multiples
que je concevais pour lui. Ambitieux, certes, mais à sa mesure. Pourtant,
j’avais toujours l’impression de me battre seule, et cela me vidait
littéralement de mon énergie. Si je ne l’avais pas tant aimé, j’aurais mille
fois tout abandonné.
Il continuait à me
dévisager avec insistance, et eut quelques paroles acerbes me signifiant que
tous mes efforts n’en valaient vraiment pas la peine. Il poursuivit encore :
- Je ne ferais pas
UN centième des démarches que vous faites !
Conscient que le talent
n’est pas, et de loin, le seul critère de réussite, il savait à quel point
toutes les démarches que j’avais commencé à entreprendre étaient difficiles et
ingrates. Evidemment, j’avais conscience, moi aussi, que ça ne serait pas
facile, mais je voulais essayer. Ca ne coûtait rien d’essayer.
- Il faut semer
beaucoup pour récolter un peu..., répliquai-je timidement. Mais il
s’impatientait.
- C’est comme pour
le disque. On m’a encore proposé de me prêter du matériel pour l’enregistrer.
Je ne sais pas s’ils veulent l’amortir, mais quand même !
J’insistai :
- Mais oui. Il
FAUT faire le disque.
Il parut
s’insurger, pas contre moi, mais contre l’idée même de ce disque. Un disque
qu’il avait le projet, ou tout-au-moins la velléité d’enregistrer en mai. Il se retourna sur moi en ouvrant de grands
yeux.
- Mais, c’est si important !?
- Mais oui... !
- Ceux qui veulent
m’entendre, ils n’ont qu’à venir m’écouter en concert !
Comme il avait
raison, bien sûr. Pourtant, le disque aussi était important, même s’il ne
portait pas ce sceau d’authenticité du « live » tellement revendiqué
par Alain. Il permettrait surtout de porter au-delà des salles de concerts la
preuve de sa virtuosité et de son génie musical. Une carte de visite. Voilà ce
que représentait le disque.
J’embrayai la
conversation sur le récital d’Arras le
06 mai prochain. Les préoccupations d’Alain en étaient encore loin. Les
vacances et les voyages lui importaient davantage :
- Aux vacances de
Pâques, je pars en Syrie ! Je reviens
le 04 mai.
Deux jours avant
le concert... Je le dévisageai, mi-amusée, mi-perplexe, ne sachant trop comment
réagir, un léger sourire aux lèvres qui devait signifier «Vous exagérez, tout
de même ». Alain, lui, affichait un air victorieux qui semblait vouloir
dire «eh oui, c’est comme ça ». Je me risquai à lui suggérer :
- Il faut
travailler, hein...
Il me considéra
d’un air amusé et presque compatissant.
- Mais je vais
travailler ! Je ne vais pas attendre le 04 pour répéter...
Oui, bien sûr. Je connaissais le sérieux
d’Alain, j’avais confiance. Je souris malgré moi à l’évocation de ce prochain
voyage en Syrie, déjà programmé et attendu avec impatience, alors que celui à
La Réunion n’était même pas encore amorcé. Alain se hâtait de vivre,
intensément. Il n’avait pas le temps de s’arrêter. Et je me faisais presque
l’effet d’un trouble-fête avec les concerts qu’il me fallait intercaler entre
deux voyages.
- Bon, dit-il impatiemment en
s’adressant à sa mère, on y va ? J’ai faim, moi.
C’était sa façon un peu cavalière de me congédier.
J’en avais l’habitude, je ne m’en formalisais pas, même si j’en ressentais
toujours un petit serrement de cœur. Je l’embrassai et descendis à regret de la
voiture.
- Vous partez quand à La Réunion ?
- Vendredi.
- Bonnes vacances. Profitez-en bien !
- Oh, oui. Je vais en profiter...
Je claquai la portière sur son visage
bien-aimé. C’était la dernière fois que je voyais Alain debout.
Il assura encore quelques cours au
Conservatoire de Villecresnes, mais dut très vite y renoncer. Bientôt, il
reprit les séances de chimiothérapie. Et le 11 avril, la première annulation
tomba. Celle du récital d’Arras. Ce ne fut pas Alain qui me téléphona, mais sa
mère, qui avait attendu jusqu’à ce moment pour s’y résoudre. Alain lui avait
répété sans cesse :
- Mais dis-lui que je ne pourrai
pas le faire... Elle va tout organiser... Dis-lui...
Oui. J’avais tout organisé. Mon plus
beau projet pour Alain s’écroulait, des mois de travail et d’espoir pour un
récital que je voulais magnifique.
Pourtant, je savais combien cette annulation lui coûtait.
Et puis, il y eut son message sur le
répondeur, ce jeudi 20 avril. Je n’avais pas entendu sa voix depuis deux mois.
Une voix qui emplissait la pièce de sa présence miraculeuse. De sa si douce
présence. Une voix prisonnière d’une émotion contenue, nuancée d’inflexions,
prête à se briser à chaque instant, comme fissurée par la douleur. Une voix
altérée par une respiration difficile, au débit rapide, entrecoupée
d’hésitations, de reprises, et chargée de larmes retenues.
Il y eut encore ce jour où je fus prise
de panique. En cette fin d’après-midi du 04 mai, je me risquai à tout hasard à
appeler Alain du bureau avant de quitter mon travail. Ne m’avait-il pas autorisée
à le rappeler après le 03 mai, quand il rentrerait de vacances ? J’ignorais
encore que la maladie l’avait retenu à Paris, et je m’attendais à tomber sur le
répondeur, ou sur mon interlocuteur habituel ; aussi fus-je surprise
d ’entendre Alain décrocher. Mais sa voix était méconnaissable. Une
grosse voix, très lente, qui n’avait rien de commun avec le débit rapide
et aérien que je lui connaissais.
- ... Alain ?
La voix plaintive grommela :
- Hmm...
- Bonjour. C’est Carmen.
- Le téléphone n’arrête pas de sonner !
Je voudrais aller me promener, et le téléphone n’arrête pas de sonner. Il n’y
aura bientôt plus de soleil ...
Je fermai les yeux et crispai les
paupières. Il aurait pu me dire bonjour, quand même... Mais pourtant, le ton de sa voix semblait
pathétique, et si désespéré à la perspective qu’il n’y ait bientôt plus de
soleil... Je lui répondis aussitôt,
d’une voix qui se voulait rassurante et protectrice :
- Allez vous promener au soleil.
Allez-y... Je rappellerai ce soir.
Quelques heures plus tard, je recomposai
son numéro avec appréhension. Serait-il disponible à présent ? Et disposé à me
répondre ? Sa mère décrocha, mais Alain accepta de venir prendre le combiné. Je
lui parlai doucement, presque comme à un enfant, comme si j’avais peur de l’effrayer
ou de lui faire du mal.
- Vous êtes allé vous promener ?
- Je me suis assis sur un banc au
soleil...
Sa voix était lasse, si lasse... Jamais
je n’avais ressenti chez lui une telle lassitude. Alain n’en pouvait plus. On
aurait dit que toute la misère du monde pesait sur ses épaules. Je me l’étais
imaginé marchant lentement autour de chez lui. Mais là... Je vis d’un coup sa
promenade réduite à un banc avec, dessus, mon Alain misérable, accablé, seul et
recroquevillé sur lui-même. Cette vision me choqua. Malgré son abattement, il
trouva encore la force de s’intéresser aux concerts.
- Ca s’est bien passé, les annulations ?
s’enquit-il tristement.
- Oh oui... oui oui, ne vous inquiétez
pas pour ça.
J’avais envie de pleurer. Cette voix, si
caverneuse...
- ... Ca va ?
- J’ai des trucs dans la gorge. Mais
j’veux pas en parler.
Je ne voulais pas insister, ni le
fatiguer davantage, malgré mon immense désir de prolonger ce lien si précieux
et si miraculeux que représente le téléphone. Je ne l’avais pas entendu depuis
plus de deux mois et demi, et je ne savais pas quand ce bonheur me serait de
nouveau accordé.
Alain refit une séance de chimio durant
son nouveau séjour à l’hôpital, qui dura deux semaines. Il connaissait à fond
tous les traitements qu’il subissait et discutait en véritable professionnel
avec le grand professeur responsable du service, lorsque celui-ci faisait la
tournée de ses malades.
En ce mardi 23 mai, j’eus à nouveau la
joie de l’entendre au téléphone. Je lui posais timidement une question qui
n’avait plus vraiment de sens :
- Vous avez le moral ?
La réponse vint, immédiate, atonale.
- Pas du tout.
- Vous avez refait de la chimio ?
- C’est ça ! Pour abaisser encore mes
défenses immunitaires !
La riposte me glaça. Je ne savais jamais
s’il fallait ou non évoquer sa maladie. Il enchaîna :
- Au fait, pour Moscou, c’est non !
Définitivement non ! D’abord, dès qu’ils vont voir ma tête à la frontière, ils
vont me refouler tout de suite.
Je me raccrochai à un espoir insensé.
- Mais vous irez mieux l’année
prochaine...
- Nnon!!!... Je n’ai plus aucune défense
immunitaire. Je peux me choper n’importe quoi... J’sais pas si vous avez bien
compris ce que j’ai ?
- Mais si, mais...
Mais... Alain était plus lucide, plus
résigné que moi. C’était comme ça, un point c’est tout. Moi, je ne voulais pas
admettre la réalité. La maladie s’effacerait un jour ou l’autre. La mort, je ne
voulais même pas y penser. Alors, Alain me précisa les choses et ne laissa
aucune place à l’espoir.
Je sortis de cet entretien en état de
choc. Dans les jours qui suivirent, j’écrivis à Moscou pour signaler que nous
ne donnerions pas suite, et suspendis toutes les démarches qui devenaient
désormais trop aléatoires. Cependant, je ne pus me résoudre à annuler Cambrai
qui devait avoir lieu en novembre prochain, c’est-à-dire six mois plus tard. Je
voulais garder une porte de sortie, une fenêtre ouverte, un but pour Alain. Je
voulais qu’il puisse y avoir encore dans ses projets, de la musique, un récital
auquel il aurait pu se raccrocher. Tout annuler, c’était comme l’abandonner.
Je percevais par bribes les échos de son
long calvaire, dont je n’entrevoyais
qu’une infime partie, la partie émergée de l’iceberg. Alain avait fait
plusieurs pneumonies, et il ne supportait plus l’hôpital : « J’en ai marre
d’aller à l’hôpital !! » disait-il. Il était devenu si maigre que le
simple fait de s’asseoir lui faisait mal. Il fallait disposer des coussins pour
le soulager. Et les traitements n’en finissaient pas. Il en avait tellement
assez qu’à une certaine période, Alain ne voulait plus se lever du tout.
En juin, il commença à avoir de légers
troubles auditifs.
J’en oubliais la maladie, la menace, le
« plus jamais » narquois qui flottait au-dessus de nos têtes. Ce fut
Alain, pathétique, qui me les rappela. Ses mots tombèrent comme un couperet.
- Et si je meurs, hein ? Et si, dans
deux ou trois mois...
Mais il se ravisa aussitôt :
- Non, pas deux ou trois mois... Mais
si, dans un ou deux ans... C’est jamais drôle de voir quelqu’un qu’on aime s’en
aller...
Sa phrase fit écho dans ma tête :
quelqu’un qu’on aime s’en aller ...
- Hein ? Et si j’y passe.... Hein ? ET SI JE MEURS ?
Ces questions, réitérées avec insistance,
me terrorisaient et me pétrifiaient. Il était si lucide, et sans émotion
vraiment apparente. J’aurais presque préféré qu’il se mît à pleurer. Ainsi
donc, il se donnait encore un ou deux ans...
Il évoquait l’éventualité de sa mort presque froidement, comme si cela
était un fait établi auquel on ne pouvait rien. Il ne suggérait pas, dans le
contenu terrible de ces mots « Et si je meurs ? », sa propre peur ni
sa propre souffrance, mais celles qu’il devinait chez les êtres qui l’aimaient.
La peine, la détresse morale de ceux qu’il allait laisser derrière lui, dans un
ou deux ans...
Pourtant, j’entendais une petite voix
parallèle qui suppliait : « Dis-moi que je ne vais pas
mourir... ».
Cette conversation, cette lutte, ce
corps à corps verbal m’avaient complètement épuisée. Une petite phrase tournait
encore dans ma tête : « Vous me faites faire des concerts, c’est
uniquement pour pouvoir me voir ! »
et teintait mes plus beaux souvenirs d’une pointe d’amertume. La peine que j’en
concevais était âpre et immense.
Et puis, il y avait eu ces mots si
pathétiques, si émouvants... « Quand on est amoureux, c’est terrible de ne
pas voir la personne », Et cette menace : « ET SI JE MEURS ? ET SI
J’Y PASSE ? ET SI JE MEURS ? ».
Et, par-dessus tout cela, par-dessus sa
détresse et sa solitude, après avoir évoqué l’amour, puis la mort, cette
nouvelle, dont je m’étais faite la messagère et à laquelle Alain ne croyait pas
vraiment : « Ah bon ?? Vous êtes sûre ?? », m’avait-il répété
plusieurs fois, incrédule. Je n’étais pas certaine de lui avoir ouvert les
yeux.
Bien sûr, Alain réalisa très vite
quelles étaient les véritables raisons de son licenciement. La souffrance
morale qu’il en conçut alors précipita sans aucun doute sa fin déjà si proche.
C’est à-partir de ce moment qu’il prit
des anti-dépresseurs, et cette volonté farouche qui le faisait se raccrocher à
la vie depuis si longtemps l’abandonna d’un coup. Il se laissa glisser sans
bruit, dignement. Presque sur la pointe des pieds.
Le moral d’Alain était parfois entretenu
artificiellement. Certains médicaments lui permettaient de voir la vie
plus rose qu’elle ne l’était pour ne pas sombrer dans le désespoir.
Il disait alors des choses comme : « J’aimerais bien voir l’an
2000... ». Mais à d’autres moments, Alain faisait preuve d’une extrême
lucidité.
« Je suis foutu », avait-il
déjà dit à son père. Il ressentait cruellement l’injustice de cette maladie et
son effroyable et si soudaine accélération qui le précipitait vers la fin.
« Pourquoi si vite ? », murmurait-il à sa mère, lui qui avait
encore trouvé du réconfort quelques mois plus tôt lorsque, déambulant dans les
couloirs de l’hôpital et apercevant des malades plus atteints que lui, il se
consolait en disant : « Moi, je ne suis quand même pas encore comme
ça… ». Lui qui m’avait dit en juin : « Et si je meurs … dans un
ou deux ans ? ». A présent, il ne lui restait que quelques semaines.
Sa lucidité et sa conscience de la mort
devenaient de plus en plus aiguës. ll disait parfois : « Tu sais, maman,
je crois que je vais bientôt mourir ». Et il se mettait à pleurer. Quinze jours avant sa disparition, debout
devant son piano, il se laissa aller à exprimer une intime conviction qui
devenait une insupportable certitude en prononçant ces mots «Je ne
passerai pas Noël ».
Alain refusa-t-il l’acharnement thérapeutique ? Il eut un long
entretien en tête-à-tête avec son médecin
-couvert, comme il se devait, par le secret médical. Suite à cette entrevue,
tous les traitements furent arrêtés et on cessa de l’alimenter. Pour ses
proches, un seul choix s’imposait désormais : pouvoir communiquer jusqu’au bout
avec lui, mais au prix, pour Alain, d’inutiles souffrances, ou lui épargner celles-ci en le laissant s’enfoncer peu à
peu dans une inconscience irréversible où tout contact deviendrait désormais
impossible. La deuxième solution fut choisie. Uniquement hydraté par le
goutte-à-goutte, Alain fut placé sous morphine.
Le dimanche matin 19 novembre, je reçus un coup de téléphone de son
frère Jean-Marc m’annonçant qu’Alain allait bientôt partir et m’informant qu’il
avait demandé à me revoir. Je ne sais pas laquelle de ces deux nouvelles
suscita en moi le plus d’émotion. Mais j’aurais été inconsolable et désespérée
si je n’avais pu avoir avec lui ce dernier contact, si essentiel.
Et si je ne devais garder qu’un seul souvenir de ma relation si
particulière avec Alain, ce serait celui de cette chambre numéro 308 d’un
hôpital parisien par un dimanche automnal baigné d’une douce lumière.